Traduction d'un article de William B. Scott/Los Angeles,
paru dans Aviation Week and Space Technology du 9 mars 1992, pp. 66-67
Des ingénieurs et scientifiques du «monde noir»
encouragent l'usage de technologies hautement classifiées
pour des applications civiles.
[Ndt : le mot «noir», dans les expressions «black
world», «black programs» ou encore «blackout»,
a la signification inusitée en français d'«occulte»,
«caché» par les autorités militaires... Il désigne
ce qui est très secret.]
Un petit groupe d'ingénieurs et scientifiques du «monde noir»
ont été encouragés par des engagements récents
du gouvernement à ouvrir des dossiers des services secrets, et par
les menaces du Congrès de réduire les budgets de quelques projets
classifiés.
De telles perspectives de gel seraient normalement perçues avec inquiétude
par tous ceux qui obtiennent des crédits des services secrets américains,
mais une petite partie du personnel technique y voit une opportunité
plutôt que des regrets. Cette minorité espère que les
questions soulevées durant les deux dernières années
portent leurs fruits maintenant et pourraient un jour ou l'autre entraîner
la déclassification de certaines technologies noires.
En exprimant son point de vue, ce petit groupe de scientifiques professionnels
a osé rompre un code de silence rivalisant avec celui de la Mafia,
et dont certains individus disent avoir été victimes de manière
identique. Deux d'entre eux disent pouvoir prouver que leurs droits civiques
ont été bafoués de façon flagrante — toujours
au nom de la sécurité — pour les forcer au silence ou les empêcher
de quitter la peu structurée, bien que hautement contrôlée,
communauté de recherche et développement secrets.
«Une fois que vous êtes dedans, ils ne vous laissent pas partir», dit un ingénieur.
Beaucoup d'«hommes de l'ombre» dévoués se sont
assurément mis sur la défensive lorsque Robert M. Gates, directeur
de la
Central Intelligence Agency, a annoncé le mois dernier que quelques
dossiers de la CIA allaient être déclassifiés. La déclassification
est un anathème pour la profession des renseignements. Elle défie
les règles sociales de la Guerre froide. Mais le monde a changé,
et Gates a compris que la CIA et ses agences soeurs devraient s'adapter.
Dans les jours qui ont suivi l'annonce de Gates, plusieurs parlementaires
ont déclarée ouverte la saison de la chasse aux programmes
noirs qu'ils considèrent inutiles depuis l'éclatement de l'Union
Soviétique (
AW & ST 2 mars, p. 62).
Les partisans des programmes «très noirs» se réfèrent
aux leçons de l'histoire, pleine de dictateurs et de tyrans avec des
rêves de domination du monde qui surgissent régulièrement.
Et lorsque cela arrive, les États-Unis doivent avoir un arsenal technologique
capable d'écarter la menace, disent-ils.
NOUVELLES ANALYSES
Les «balles en argent»
[ce terme emprunté au mythe des loups-garous désigne une arme infaillible]
de la nation sont mieux développées dans le noir, où
ni les amis ni les ennemis ne savent même qu'elles existent, et moins
encore quelle est leur efficacité.
Les adversaires du
statu quo, de cette école du «tout-maintenir-classifié»,
voient émerger un «nouvel ordre mondial». Ces ingénieurs,
scientifiques, techniciens et mécaniciens en aéronautique pensent
que la sécurité économique nationale des États-Unis
est aujourd'hui plus menacée que leur sécurité militaire.
Une façon de lutter contre les menaces économiques pesant sur
le standard de vie et la prospérité de tout citoyen est de
libérer certaines des technologies secrètes déjà
développées aux frais du contribuable, affirment-ils.
Un scientifique a identifié plusieurs découvertes du «monde
noir» qui, croit-il, ont un potentiel commercial aussi bien que militaire.
Ces technologies incluent :
* Des capteurs infrarouges très sensibles ne nécessitant pas
un refroidissement cryogénique. Le chercheur a déclaré
que, en réduisant le bruit thermique du capteur par des techniques
de «transfert de chaleur électrostatique», les meilleurs
réseaux infrarouges disponibles peuvent opérer à des
sensibilités «meilleures de plusieurs ordres de grandeur que
ce qui est possible avec un refroidissement cryogénique». Les
satellites de surveillance de l'environnement — aussi bien que les capteurs
des missiles stratégiques «Pierres Brillantes» et
«Yeux Brillants»
[Brilliant Pebbles et Brilliant Eyes,
des missiles antimissiles à guidage infrarouge] —
pourraient employer cette technologie pour prolonger indéfiniment
la durée de vie sur orbite des capteurs. Actuellement, la vie opérationnelle
d'un capteur infrarouge spatial est limitée par la quantité
disponible de produit de refroidissement cryogénique.
* La modification instantanée de l'équilibre thermique des
lentilles ou miroirs optiques de grandes dimensions par des méthodes
électrostatiques de «refroidissement volumique»
[bulk cooling].
Le résultat est analogue à celui atteint par les optiques à
conjugaison de phase dans les télescopes ou les dispositifs optiques
employant un miroir déformable. «Nous avons consacré
beaucoup de temps dans les années 80 à développer une
interface de microprocesseur à haute tension... pour contrôler
des réseaux optiques,» dit-il. «Les résultats étaient
vraiment étonnants».
* L'utilisation de mémoire vive (
RAM)
sensibilisée pour
détecter ou transmettre de bas niveaux d'énergie d'infrarouges
proches ou lointains. Une fois incorporée à un système
rétroactif de stabilisation de la température, la RAM peut
être utilisée comme «un capteur infrarouge original simple
et fiable», a-t-il affirmé.
* Des céramiques peu visibles aux radars fabriquées à
partir de de poudre d'uranium appauvri. Le matériau isolant résultant
a approximativement 92% de la densité de l'uranium appauvri, mais
est à peu près vingt fois plus résistant. Jusqu'à
présent, cette céramique a été testée
pour une «carapace d'artillerie furtive» ne pouvant être
détectée par radar. Bien que cette céramique soit d'un
grand intérêt pour l'armée des États-Unis, les
luttes de pouvoir du «monde noir» sur la propriété
des processus de fabrication interdisent une large utilisation de ce matériau.
* Le radar doppler à courte impulsion (
SPDR)
— qui est peut-être le terme utilisé dans le monde noir
pour désigner le radar à ultra-large bande (
UWB) (
AW & ST 4 décembre 1989, p. 38).
Un chercheur du monde noir a déclaré qu'un SPDR transhorizon
opérant à une puissance de sortie de 50 kW, émettant
une brève impulsion ayant un rapport cyclique de 0,003, pourrait détecter
des aéronefs à 2500 miles nautiques
[4600 km] par tous temps.
Le récepteur utilise un «séparateur de canaux à cellules de Bragg», dit-il.
Cependant, la capacité du SPDR à détecter également
les véhicules furtifs a maintenu la technologie dans les limbes depuis
le milieu des années 80. «Quiconque [société]
a voulu la mettre en avant s'est vu couper le nez»
[je n'ai pas trouvé de traduction à cette expression, mais on comprend bien ce qu'elle signifie !],
dit le scientifique. Bien qu'il n'ait pas été au courant de
la polémique amère concernant l'UWB depuis 1989, il dit que
l'abandon du SPDR «était absolument criminelle, parce que tout
appareil furtif ressortait comme un pouce enflé
[ça doit
être à peu près équivalent à «se
voyait comme le nez au milieu de la figure»]
lorsqu'il était atteint par le Doppler à courte impulsion»
(
AW & ST 21 octobre 1991, p. 22 et 19 novembre p. 18).
Les ingénieurs travaillant sur les programmes hautement classifiés
citent d'autres technologies qui apparaissent à notre rédaction
avoir uniquement des applications militaires. Ils ont dit cependant que — si
les principes étaient entièrement compris — on pourrait
leur trouver des applications commerciales.
L'une était une «technologie influant sur la signature thermique...
qui est utilisée sur le B-2 [bombardier furtif],» dit un ingénieur.
«En résumé, il s'agit d'un phénomène de
transfert de chaleur électrostatique qui charge le jet d'échappement
des réacteurs pour disperser la chaleur — par un facteur d'environ
800. Ça a un remarquable effet d'altération sur la signature
thermique.»
Il dit que la même technologie de base, utilisée sur les bords
d'attaque des ailes, peut réduire la section équivalente au
radar (
RCS)
[il s'agit de la surface d'une pièce
métallique standard qui produirait une signature de même intensité;
ça mesure donc la sensibilité aux radars d'un aéronef]
en masquant les signatures thermiques créées par les perturbations
aérodynamiques dans l'atmosphère. «La signature radar
d'une ogive dans l'air peut être réduite à moins de 10%»
de sa valeur normale, dit l'ingénieur. «Nous avons constaté
que la section équivalente au radar dépend beaucoup de l'aérodynamique
et des turbulences — au-delà de certaines vitesses.»
Les techniques de génération de champ électrique dans
les bords d'attaque des ailes du B-2 peuvent aider à réduire
sa RCS. Les bords d'attaque du bombardier ont posé des problèmes
de production particulièrement difficiles sur le premier appareil,
et ont pu être la cause des résultats décevants des premiers
vols d'essai.
En 1968,
Aviation Week signalait que Northrop évaluait «les
forces électriques pour contrôler l'écoulement de l'air
autour d'un avion à des vitesses supersoniques» pour réduire
la traînée
[résistance de l'air à l'avancement],
la température et les effets sonores de l'onde de choc. Les résultats
étaient suffisamment prometteurs pour justifier le financement de
recherches supplémentaires (
AW & ST 22 janvier 1968, p. 21).
En ionisant négativement les molécules d'air devant un avion,
et en chargeant le nez à la même polarité, un champ électrostatique
se forme. Le champ tend à repousser ou modifier le chemin des molécules
à l'approche de l'avion, selon cet article.
Si le «monde noir» à développé un moyen
réalisable de réduire fortement la résistance de l'air
en contrôlant des champs électrostatiques, les constructeurs
d'avions commerciaux et les compagnies aériennes devraient réclamer
avec force cette technologie. Les économies potentielles de carburant
et de coût pour seulement les compagnies American, United et Delta
seraient stupéfiantes.
Un scientifique dit à un autre, plus emphatiquement;, que des technologies
classifiées sont applicables aux lasers, au contrôle et à
la propulsion des avions. Cependant, les scientifiques et ingénieurs
hésitent particulièrement à discuter de ces sujets.
L'un d'eux dit qu'ils sont «très noirs. En outre, cela prendrait
environ 20 heures d'expliquer les principes, et de toute façon très
peu de gens les comprendraient.»
Que des technologies noires soient déclassifiées ou non dans
un proche avenir dépend plus de la puissance politique déployée
à Washington que des recommandations des factions dissidentes d'«initiés».
Il s'avère qu'une majorité du personnel de la recherche et
développement secrets sont très sceptiques sur la vision de
renaissance de Gates, malgré les forts espoirs des partisans de l'ouverture.
Le Secrétaire à la Défense Richard B. Cheney dit qu'il
y a un plan à court terme pour déclassifier les technologies
actuellement enfermées dans le «monde noir». Il dit que
la nécessité de se maintenir un cran au-dessus des adversaires
potentiels «aura toujours la priorité» sur les besoins
de compétitivité économique (
AW & ST 17 février, p. 17).
Que cette position de
statu quo persiste en face d'une compétition
japonaise et européenne intense durant une année d'élection
présidentielle reste à déterminer — particulièrement
quand les États-Unis et les cadres exécutifs alliés
trépignent d'impatience sur les moyens de transformer les technologies
militaires en bénéfices commerciaux.